Nuées

                                                                                                           (Photo F Neau)

Nuées : la pluralité des Mondes

Une approche des sphères

Il faut se pencher sur les « sphères » et autres « essaims » qui composent les « nuées » de Solenn Nicolazic. Il est déconseillé de garder ses distances. Mieux vaut faire fi de sa timidité et s'approcher au plus près, franchir le pas en un mot.
 Voici la seule méthode : on se doit de céder à la curiosité, de s'interroger, de ne pas hésiter à « passer la tête ». S'avancer et s'isoler devant ou, encore mieux, dans la sphère devenue bulle ou cocon. Pour bien faire, il faut se laisser envelopper - au moins en pensée - par le chanvre, la laine, le papier, le fer parfois, puis regarder et écouter. Les bruits du monde ordinaire sont soudain étouffés, tout s'adoucit, tout devient rumeur.
On prétend parfois « être absorbé». C'est de cela qu'il s'agit ici : que le visiteur se laisse absorber, qu'il disparaisse provisoirement, qu'il s'efface en s'approchant. L'exploration et, aussi, et surtout, le ravissement peuvent alors commencer. Celui qui ose ainsi se retirer momentanément du monde, celui qui ose se constituer prisonnier d'un globe papier (et on n'a rarement vu de demeure aussi fragile, naturellement) découvre un univers vertigineux de secrets et de signes.
Tout fait signe sur l'envers de ces sphères ou de ces « essaims », pour reprendre l'expression de l'artiste. Sur le papier, les lignes s'enchevêtrent, se poursuivent, se chevauchent. Par endroits, des piqûres, des interstices, des trouées, des lucarnes sur le vide. Il faut suivre les fils, ou plutôt suivre le fil de ces « nuées » que nous propose l'artiste. Ces fils sont au coeur de la matière, c'est-à-dire dans le secret de la Vie.

                                                       (Photo E Courtet)

De la nature des choses, des atomes au cosmos

Comme le poète latin Lucrèce, qui expose dans De la nature des choses une théorie des atomes, Solenn Nicolazic offre au visiteur un modèle de la matière, au sens où l'on parle de modèle scientifique, un ordre possible.
Face à ces sphères le plus souvent suspendues, on a le sentiment d'être projeté au coeur de la pierre, de l'eau, du feu ou de l'air, ou bien encore de la chair. Ça n'est que ça, l'Univers, pense-t-on aussitôt. C'est cela, la Nature, et rien d'autre : des sphères plus ou moins grandes, plus ou moins lourdes, de carbone, d'oxygène, de soufre, de fer, d'or ou de mercure, des sphères qui se côtoient comme nous côtoyons nos amis. Face à la matière révélée, l'Homme perd bien vite de sa superbe et prend conscience de sa fragilité. Au traditionnel « Qui suis-je ? », il s'entend répondre : « Je ne suis guère plus, quelques atomes dans l'immensité. »

Il est d'ailleurs tout autant question du ciel ici, de l'Infini, c'est-à-dire des « nuées », titre choisi pour l'exposition. De l'infiniment petit, on glisse imperceptiblement à l'infiniment grand.

L'installation nous ouvre les étoiles. Ces sphères suspendues ou bien posées sur le sol ou sur un socle, ce sont autant d'astres et de corps célestes. Des étoiles toutes différentes : certaines brûlantes et rouges comme des soleils, d'autres blanches comme la glace, d'autres encore couvertes de fer. A chaque astre une surface particulière, une géographie, lisse ou accidentée, une densité, une histoire et ce que l'on pourrait appeler un destin, un dessin unique dans le ciel.

On reste coi devant le spectacle de ces sphères. On ne serait pas surpris d'être soudain saisi de vertige, comme l'astronome découvrant dans sa lunette une nouvelle étoile. L'Homme est à nouveau à sa place dans l'univers, poussière parmi les astres. Mais cette leçon ne nous blesse en rien car on se sent faire partie du tout. « Je suis aussi le soleil et le feu », pense-t-on pour se rassurer. La modestie cède peut-être un peu vite la place à l'orgueil, et l'on se prête la force d'un soleil.
A l'échelle humaine, l'Origine du monde


Mais l'on se trouve aussi, si l'on veut, à l'échelle humaine ou animale. Les sphères qui composent ces « Nuées » apparaissent également comme des coquilles ou des cocons. Ces enveloppes fragiles sont des lieux de vie, des matrices, des chambres originelles. On est devant l'Origine du monde.

Coquilles ou cocons, malgré leur fragilité, sont tout de même des abris. Ici, la vie est protégée, emmitouflée sous la laine, les fibres de chanvre, de banane, d'ortie. Aussi étonnant que cela puisse paraître, le papier de soie de paille ou le papier de riz, la colle, la gaze sont autant de cuirasses. La vie est protégée mais reste ô combien vulnérable, un rien suffirait à l'éteindre. Même le fer devient « dentelle » pour reprendre la belle formule de Solenn Nicolazic. Il n'y a pas de cuirasse qui n'ait son point faible, il faut toujours veiller humblement là où la vie grandit. Le miracle est à ce prix.

Chaque sphère est un petit cosmos, un lieu singulier, avec ses matières, ses couleurs, son grain. Blancheur du lait, beige tendre du chanvre, bleu du métal, rouge vif (rouge-vie serait plus juste), à chaque sphère son énergie. Rien d'uniforme, la vie est toujours plurielle, tissée de surprises et de métamorphoses.

Mais ces enveloppes ont leurs fissures. Les sphères sont aussi des vestiges. Il faut lire leurs parois. Les griffures, les cicatrices – les « piquements » selon le mot créé par l'artiste -, les creux sont déjà une histoire. La vie s'est faite à l'abri et a laissé des empreintes. Avant l'expulsion définitive et l'entrée dans le monde, il y avait déjà des humeurs et, peut-être, des rêves. Avant les premiers pas, il y eut la première caresse sur la paroi originelle, le premier contact avec la matière, l'expérience de la force et le goût du toucher.
Le fil, c'est déjà un destin.
Il faut suivre – presque avec le doigt – le fil à la surface, envers et endroit, des « Nuées » présentées à la Tisserie de Brandérion.

Le fil du destin, c'est peut-être celui qui court de la chambre des origines, du cocon primordial au linceul.
Le fil du destin, c'est encore la veine traversée par l'ombre et la lumière, la veine sinueuse qui irrigue et nourrit du premier au dernier jour, la veine où bat le rouge de la vie.


Pierre Le Gall